Mondialisation

Publié le par Pénitent vert

Qu'est-ce que la mondialisation ?

Sylvie Brunel

 

Depuis le début des années 1990, la « mondialisation » désigne une nouvelle phase dans l’intégration planétaire des phénomènes économiques, financiers, écologiques et culturels. Un examen attentif montre que ce phénomène n’est ni linéaire ni irréversible.

 

« Avant, les évènements qui se déroulaient dans le monde n’étaient pas liés entre eux. Depuis, ils sont tous dépendants les uns des autres. » La constatation est banale, hormis le fait que celui qui la formule, Polybe, vivait au IIe siècle avant J.-C. ! La mondialisation, cette création d’un espace mondial interdépendant, n’est donc pas nouvelle. Certains la font même remonter à la diffusion de l’espèce humaine sur la planète…

Dès l’Empire romain, une première mondialisation s’est organisée autour de la Méditerranée. Mais il faut attendre les grandes découvertes, au XVe siècle, pour assurer la connexion entre les différentes sociétés de la Terre et la mise en place de cette « économie-monde » décrite par l’historien Fernand Braudel (1). Une mondialisation centrée sur l’Atlantique culmine au XIXe siècle : entre 1870 et 1914 naît un espace mondial des échanges comparable dans son ampleur à la séquence actuelle. Ouverture de nouvelles routes maritimes, avec le percement des canaux de Suez et de Panama, doublement de la flotte marchande mondiale et extension du chemin de fer, multiplication par 6 des échanges, déversement dans le monde de 50 millions d’Européens, qui peuplent de nouvelles terres et annexent d’immenses empires coloniaux…, la naissance de la mondialisation telle que nous la connaissons aujourd’hui a commencé il y a un siècle et demi.

Mais le processus n’est pas linéaire : la Première Guerre mondiale puis la grande dépression des années 1930 suscitent la montée des nationalismes étatiques, une fragmentation des marchés, le grand retour du protectionnisme. La mondialisation n’est plus à l’ordre du jour jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide et la constitution des blocs figent ensuite le monde pendant près d’un demi-siècle. Pourtant, la mondialisation actuelle est déjà en train de se mettre en place. Jacques Adda la définit comme « l’abolition de l’espace mondial sous l’emprise d’une généralisation du capitalisme, avec le démantèlement des frontières physiques et réglementaires (2) ». Selon l’OCDE, elle recouvre trois étapes :

• L’internationalisation, c'est-à-dire le développement des flux d’exportation ;

• La transnationalisation, qui est l’essor des flux d’investissement et des implantations à l’étranger ;

• La globalisation, avec la mise en place de réseaux mondiaux de production et d’information, notamment les NTIC (nouvelles technologies d’information et de communication).

La mondialisation actuelle, ce « processus géohistorique d’extension progressive du capitalisme à l’échelle planétaire », selon la formule de Laurent Carroué (3), est à la fois une idéologie – le libéralisme –, une monnaie – le dollar –, un outil – le capitalisme –, un système politique – la démocratie –, une langue – l’anglais.

A chaque phase de mondialisation, on retrouve les mêmes constantes : révolution des transports et des moyens de communication, rôle stratégique des innovations (les armes à feu au XVe siècle, la conteneurisation après la Seconde Guerre mondiale, Internet depuis les années 1990), rôle essentiel des Etats mais aussi des acteurs privés, depuis le capitalisme marchand de la bourgeoisie conquérante à la Renaissance jusqu’aux firmes transnationales et aux ONG aujourd’hui.

D’abord et avant tout une globalisation financière

C’est le « doux commerce », selon la formule de Montesquieu, qui fonde la mondialisation : ce que les Anglo-Saxons appellent globalisation (le terme mondialisation n’a pas son équivalent anglais) est né d’un essor sans précédent du commerce mondial après 1945. Depuis cette date, les échanges progressent plus vite que la production de richesses. Ils sont dopés par la généralisation du libre-échange, avec la mise en place du Gatt (l’accord général sur les tarifs et le commerce) en 1947 et la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) en 1995.

La mondialisation actuelle est d’abord et avant tout une globalisation financière, avec la création d’un marché planétaire des capitaux et l’explosion des fonds spéculatifs. La fin de la régulation étatique qui avait été mise en place juste après la Seconde Guerre mondiale s’est produite en trois étapes : d’abord, la déréglementation, c’est-à-dire la disparition en 1971 du système des parités stables entre les monnaies, qui se mettent à flotter au gré de l’offre et de la demande ; ensuite, la désintermédiation, possibilité pour les emprunteurs privés de se financer directement sur les marchés financiers sans avoir recours au crédit bancaire ; enfin, le décloisonnement des marchés : les frontières qui compartimentaient les différents métiers de la finance sont abolies, permettant aux opérateurs de jouer sur de multiples instruments financiers. Grâce aux liaisons par satellite, à l’informatique et à Internet, la mondialisation se traduit par l’instantanéité des transferts de capitaux d’une place bancaire à une autre en fonction des perspectives de profit à court terme. Les places boursières du monde étant interconnectées, le marché de la finance ne dort jamais. Une économie virtuelle est née, déconnectée du système productif : au gré des variations des taux d’intérêt des monnaies et des perspectives de rémunération du capital, la rentabilité financière des placements devient plus importante que la fonction productive. Les investisseurs peuvent choisir de liquider une entreprise, de licencier ses salariés et de vendre ses actifs pour rémunérer rapidement les actionnaires.

L'avènement des doctrines libérales

Comment en est-on arrivé là ? Le tournant décisif se produit dans les années 1980. En 1979, l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne signifie l’avènement des doctrines libérales. La même année, le Sénégal inaugure le premier « plan d’ajustement structurel » : la crise de la dette vient de commencer pour les pays en développement, obligés d’adopter des « stratégies de développement favorable au marché », selon la formule des institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI). Cette unification des modèles économiques gagne non seulement le monde en développement mais aussi les pays de l’Est : c’est en 1979 toujours que la Chine libéralise son agriculture. Cinq ans plus tard, en 1984, elle ouvre ses premières zones économiques spéciales. Cinq ans après encore, la disparition du mur de Berlin annonce celle de l’Union soviétique en 1991, année où l’Inde, jusque-là nationaliste, protectionniste et autarcique, se libéralise à son tour.

En dix ans, la face du monde a résolument changé. La fin de la guerre froide crée l’illusion qu’une communauté internationale est née, qui va enfin percevoir « les dividendes de la paix ». Le capitalisme paraît avoir triomphé, au point que Francis Fukuyama annonce « la fin de l’histoire ». Les firmes transnationales amorcent un vaste mouvement de redéploiement de leurs activités. La décennie 1990 est jalonnée par de grandes conférences internationales où les acteurs traditionnels de la diplomatie, les Etats et les institutions internationales, se voient bousculés, interpellés par de nouveaux acteurs, qui privilégient la démocratie participative. Filles de la mondialisation, dont elles utilisent un des ressorts essentiels, le pouvoir des médias et de la communication, les ONG se fédèrent en réseaux planétaires grâce à l’utilisation d’Internet. Elles imposent la vision nouvelle d’un monde interdépendant, où les grandes questions – pauvreté, santé, environnement – doivent être appréhendées de manière globale. Le Sommet de la Terre (Rio, 1992) inaugure ainsi l’ère du développement durable.

Le réseau plutôt que le territoire

Mais l’apparente unification de l’espace planétaire cache de profondes disparités. A l’espace relativement homogène d’avant la révolution industrielle s’est substitué un espace hiérarchisé entre des territoires qui comptent dans l’économie mondiale et d’autres qui sont oubliés. « Le monde de la globalisation est un monde de la concentration, de toutes les concentrations : la moitié de l’humanité réside sur 3 % des terres émergées, et la moitié de la richesse mondiale est produite sur 1 % des terres », explique Olivier Dollfus (4). La mondialisation a à la fois des centres d’impulsion et des périphéries, intégrées ou au contraire délaissées. Les espaces moteurs de la mondialisation appartiennent à l’« archipel métropolitain mondial », une toile de grandes mégalopoles, essentiellement localisées au sein de la Triade (Etats-Unis, Europe, Japon), qui sont reliées entre elles par des réseaux.

La logique du réseau évince celle du territoire : réseaux de transport (des hommes, des marchandises, des matières premières, de l’énergie), mais aussi réseaux de télécommunications et réseaux relationnels. Malgré les extraordinaires progrès des technologies, il n’y a donc aucune abolition du temps et de l’espace, mais la distance n’est plus métrique : elle s’apprécie en fonction de l’équipement des lieux en réseaux, qui définit leur accessibilité et leur attractivité. Les effets de centralité se renforcent, au détriment des territoires ou des populations qui n’ont pas d’« avantage comparatif » dans la mondialisation, pas de pouvoir d’achat ou pas de matières premières par exemple. Ceux-là disparaissent dans des trous noirs, sauf quand l’enclavement leur confère précisément la valeur d’un isolat, culturel ou naturel (5). Le tourisme, première industrie mondiale, peut ainsi parfois renverser la hiérarchie des lieux en muséifiant de prétendus paradis perdus (6).

Le grand retour des États

La mondialisation renforce donc les inégalités. Sur un plan spatial, puisque l’accentuation de la rugosité de l’espace s’observe à toutes les échelles : planétaire, régionale, nationale, locale. Mais aussi sur le plan social : l’écart entre ceux qui peuvent saisir les opportunités offertes par la mondialisation et ceux qui ne trouvent pas leur place, entre riches et pauvres, se creuse à toutes les échelles. Un cinquième de l’humanité seulement consomme (et produit) les quatre cinquièmes des richesses mondiales. Sans régulateur, la mondialisation engendre la marginalisation des plus faibles et la prolifération des activités illicites, voire criminelles. Sans contre-pouvoir, le capitalisme finit par aboutir à des situations de concentration et de monopole qui ruinent la concurrence et remettent en question les mécanismes du marché. Face à ces logiques comme à l’émergence de multiples passagers clandestins, il faut des régulateurs.

Loin d’abolir le rôle des Etats, la mondialisation leur redonne au contraire tout leur sens : seule la puissance publique peut réguler la mondialisation en fixant des normes, en redistribuant les richesses, en aménageant le territoire. Tentations du protectionnisme, fermeture des frontières, mise en œuvre de législations contraignantes, la mondialisation s’accompagne paradoxalement du grand retour des Etats. Le libre-échange est contesté dès lors qu’il compromet certaines questions jugées essentielles, comme l’emploi, la sécurité, la santé ou l’accès à l’énergie. Les zones d’influence se reconstituent par le biais des accords bilatéraux. Entre le dirigisme des pays émergents, le « socialisme de marché » de la Chine et du Viêtnam, les dictatures d’Asie centrale, et le grand retour du nationalisme en Amérique centrale, le libéralisme est loin de régner sur la planète, y compris et surtout dans sa patrie d’adoption, les Etats-Unis, qui le remettent en question depuis que le centre de gravité du monde s’est déplacé de l’Atlantique vers le Pacifique avec la montée en puissance de la Chine.

Loin d’abolir l’espace, la mondialisation redonne au contraire toute leur force aux singularités locales. « En tant que changement d’échelle, c’est-à-dire invention d’un nouvel espace pertinent, la mondialisation crée inévitablement des tensions sur les configurations locales préexistantes en les menaçant d’une concurrence par sa seule existence (7). » L’incertitude face aux mutations du monde, la rapidité des changements suscitent en réaction une réaffirmation des identités locales, une réactivation des communautés d’appartenance : recherche de socles identitaires, montée des communautarismes, la mondialisation fragmente paradoxalement le monde. Jamais les combats mémoriels et l’intolérance religieuse n’ont été aussi aigus.

Absence d’une gouvernance et de régulateurs mondiaux, grand retour des Etats et du local, la mondialisation est ainsi en train de se muer imperceptiblement en « glocalisation (8) », juxtaposition à l’infini de politiques locales, visant à décliner à leur façon une économie mondiale qui s’inscrit d’abord et avant tout dans des lieux, un « espace vécu », pour reprendre la formule du géographe Armand Frémont (9). « Le local n’est plus le foyer d’une socialisation rassemblée dont la communauté villageoise était la forme la plus aboutie, mais le point de rencontre, voire de confrontation entre des groupes dont chacun possède son propre espace d’action et de référence (10). »

En ce début de XXIe siècle, la mondialisation se trouve ainsi, paradoxalement, en recul. Comme si elle n’avait constitué qu’une phase historiquement datée dans l’histoire de l’humanité.

 

Notes

(1) F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, 1979, rééd. LGF, 3 vol., 2000. Voir aussi La Dynamique
du capitalisme
, 1985, rééd. Flammarion, coll.« Champs », 2005.
(2) J. Adda, La Mondialisation de l’économie. Genèse et problèmes, La Découverte, 7e éd. 2006.
(3) L. Carroué, D. Collet et C. Ruiz, La Mondialisation. Genèse, acteurs et enjeux, Bréal, 2005.
(4) O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences po, 2e éd., 2001.
(5) J. Lévy, Le Tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Belin, 1999.
(6) S. Brunel, La Planète disneylandisée. Chronique d’un tour du monde, éd. Sciences Humaines, 2006.
(7) J. Lévy et M. Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie, Belin, 2003.
(8) Y. Lacoste, De la géopolitique aux paysages. Dictionnaire de la géographie, Armand Colin, 2003.
(9) A. Frémont, La Région, espace vécu, Flammarion, coll. « Champs », 1999.
(10) O. Dollfus, op. cit.

 

Sylvie Brunel

Géographe et économiste, professeure des universités à l’université Paul-Valéry de Montpellier et à l’IEP-Paris, elle a publié, entre autres, La Planète disneylandisée. Chronique d’un tour du monde, éd. Sciences Humaines, 2006 ; Le Développement durable, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2004 ; L’Afrique, Bréal, 2003.

 

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■ L’économie-monde en chiffres

Considérons un instant notre planète comme un seul pays. Quel est son produit intérieur brut ? En 2005, il s’est élevé à 44 000 milliards de dollars (4 fois celui des Etats-Unis, 25 fois celui de la France).

Une croissance économique soutenue

Croissance du PIB mondial
2005 : + 3,6 %
2006 (prévisions) : + 3,7 %
2007 (estimations) : + 3,5 %
2008 (estimations) : + 3,5 %

L’économie du monde se porte bien, mais le revenu par tête reste modeste : 6 987 dollars par habitant et par an (ou 7 680 dollars à parité de pouvoir d’achat, PPA).

■ L’inégale répartition des revenus

Le monde conserve de très fortes inégalités. Il compterait une trentaine de millions de ménages millionnaires et, à l’autre bout de l’échelle des revenus, 1,39 milliard de personnes qui, tout en travaillant, vivent sous le seuil de pauvreté (2 dollars par jour ou moins pour elles et leur famille).
Parmi elles, 550 millions ne dépassent pas le seuil d’extrême pauvreté (1 dollar par jour).

Source : Banque mondiale, 2003.

 

La population mondiale, horizon 2050

Le monde conserve une croissance démographique importante (1,2 % par an), avec une population estimée à 6,5 milliards d’habitants en 2006. Cette croissance ralentit.

Croissance démographique : trois scénarios

L’espérance de vie reste modeste : 67 ans en moyenne. Mais elle a considérablement augmenté : la population mondiale a gagné plus de 20 ans d’espérance de vie ces cinquante dernières années, soit près de cinq mois d’espérance de vie en plus chaque année. Toutefois, de fortes disparités persistent (26 ans en Sierra Leone contre 74 ans au Japon).

La croissance des classes moyennes

Les classes moyennes sont en augmentation dans le monde.
Elles devraient regrouper 1,1 milliard de personnes en 2030 (avec un revenu
de 16 000 à 68 000 dollars/an pour une famille de quatre personnes), soit 16 % de la population, contre 400 millions aujourd’hui.

Source : « Gérer la prochaine vague de mondialisation », rapport de la Banque mondiale sur les perspectives de l’économie mondiale 2007.

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